7
JE survivais. J’avais surmonté ma détresse, mais il y avait encore des moments où le cafard me prenait, où je me sentais victime d’une injustice insupportable.
Une nouvelle loi fut votée pour les congés payés. Ils furent portés à un jour et demi par mois, au lieu d’un jour. Il y avait eu aussi, à Berck-Plage, à quelques kilomètres du lieu où vivaient Georges et Anna, la création d’un centre de vacances pour les mineurs. Je pensais aux prospectus que Charles m’avait montrés, un jour, en disant : « Quand j’aurai ma retraite, Madeleine, nous irons, qu’en penses-tu ? » Et je ne pouvais pas m’empêcher de pleurer.
De temps en temps, Anna et Georges venaient me voir avec les enfants. Paul, l’aîné, était devenu un bel adolescent. Il avait quitté l’école, et aidait son père dans son travail. Il faisait de petits travaux, parfois, pour les propriétaires voisins, et c’était une vie qui lui plaisait.
— Et au moins, disait Georges, il n’est pas mineur.
En vieillissant, Georges ressemblait de plus en plus à Charles. Quelquefois, il avait tellement les mêmes gestes, les mêmes expressions, que je revoyais Charles, et cela m’était à la fois doux et amer.
Leur second fils, Bernard, était vif et facétieux, heureux de vivre. La petite Marie-Jeanne allait sur ses six ans. Elle était calme et sage, d’une gravité au-dessus de son âge. Ils formaient une famille unie, et j’avais chaud au cœur lorsque je les voyais.
Juliette, aussi, venait me rendre visite, plus souvent depuis que j’étais seule. Son fils avait terminé ses études de médecine, et venait d’ouvrir un cabinet.
— Lorsque je le vois, disait Juliette en souriant, avec sa blouse blanche, son stéthoscope autour du cou et son air sérieux, c’est plus fort que moi, il m’impressionne !
Quand elle venait, elle me faisait du bien. Elle m’apportait sa légèreté, son insouciance, et la continuelle tristesse qui pesait sur mon cœur depuis la mort de Charles était, pour un instant, moins lourde à porter.
Un nouveau problème obscurcissait la vie des mineurs. Les stocks de charbon s’accumulaient : le transport en revenait trop cher. Il était de plus en plus question de fermeture des puits. La crainte du chômage sévissait.
— Le problème, expliquait Jean, soucieux, c’est qu’il y a d’autres sources d’énergie. L’électricité, et le pétrole… Même nous, au fond de la mine, nous utilisons des locomotives Diesel, pour tirer les berlines !
Elles remplaçaient les chevaux, et je repensais, parfois, à Tiennou, le cheval pour qui mon père, chaque jour, emportait un morceau de sucre. Il n’y avait plus de « cafus », non plus. Le charbon, m’avait expliqué Jean, était trié automatiquement. Un détecteur interceptait tout ce qui était étranger à la houille. Je pensais à mon amie Marie, à ses mains gercées sur lesquelles je l’avais vue pleurer tant de fois, quand elle travaillait au criblage.
— Il faut se battre, me disait Jean, contre les projets de fermeture des puits. Les mineurs les acceptent très mal. Il y a dix ans, après la guerre, on les a appelés à l’aide, et maintenant, on cherche à leur faire croire qu’ils sont inutiles !
Ce fut à cette époque qu’un autre problème, plus personnel, rendit celui-là secondaire.
Tout commença, pour moi, un dimanche. Je faisais la vaisselle avec Marcelle, dans sa cuisine. Jean, dans la salle à manger, devant son poste de télévision, regardait les sports. J’essuyais les assiettes que Marcelle lavait lorsque, subitement, elle se mit à pleurer. J’avais déjà remarqué, en arrivant le matin, qu’elle avait les yeux rougis, mais je n’avais rien dit, ne voulant pas être indiscrète. Et là, sans prévenir, elle fondit en larmes, se laissa tomber sur une chaise et continua à pleurer, la tête dans les bras.
Sur le moment, interdite, je ne sus que faire. Je posai mon torchon, m’approchai de Marcelle, caressai ses cheveux :
— Marcelle, ma petite fille… dis-je tout bas. Qu’y a-t-il ? Tu es malheureuse ? Puis-je faire quelque chose ?
Elle releva son visage mouillé de larmes, me regarda avec impuissance :
— Non, oh, non, tu ne peux rien faire… Et moi, je n’en peux plus !
Elle se remit à pleurer. Indécise, malheureuse, je ne comprenais pas.
— Mais… dis-je de nouveau, que se passe-t-il ? C’est à cause de Jean ? de moi ?
Elle secouait la tête en signe de dénégation. Je passai un bras autour de ses épaules, l’attirai à moi :
— Ne veux-tu pas me dire ce qu’il y a ?
Elle hésita un instant, et puis, d’un seul coup, se décida. Les lèvres tremblantes, elle dit :
— Il y a si longtemps que j’attends… Ça va faire sept ans que nous sommes mariés, et nous n’avons toujours pas d’enfant ! Depuis sept ans, chaque mois je suis déçue ! Peut-être suis-je incapable d’en avoir ?…
Son regard, levé vers moi, était un appel au secours. Je ne savais pas quoi dire pour la consoler, pour la rassurer.
— Tu comprends, continua-t-elle, Jean est malheureux, aussi. Il désire avoir beaucoup d’enfants, il me l’a toujours dit. Et maintenant… maintenant, il n’en parle plus !
Elle reprit plus bas :
— Nous sommes allés voir le médecin, tous les deux, il y a un an. Il a confirmé qu’il n’y avait rien d’anormal, qu’il suffisait d’attendre. Mais je n’en peux plus, d’attendre ! C’est toujours en vain !…
Elle enfouit son visage dans ma poitrine et, de nouveau, se mit à pleurer. Je la berçai contre moi, souffrant avec elle de son chagrin. Je la comprenais. Je m’imaginais, à sa place, espérant, chaque mois, avoir la confirmation d’attendre enfin cet enfant tant désiré, et devant faire face, chaque mois, à la même cruelle déception. Je savais ce qu’elle éprouvait. Moi aussi, j’avais souffert de n’avoir pas d’enfant de Charles. Mais moi, j’avais déjà Jean, ce n’était pas pareil. Et, comme Marcelle, je souhaitais que mon fils pût, à son tour, avoir des enfants.
Si le médecin l’avait dit, rien n’était perdu. Je lui recommandai de ne pas se décourager, de ne pas y penser sans cesse, de ne pas en faire une obsession. J’étais malheureuse pour elle, et d’autant plus malheureuse que je comprenais que je ne pouvais pas l’aider. Et pourtant, son souhait était aussi le mien.
Ce fut au cours de la nuit qui suivit que l’idée me vint. Une fois de plus je ne dormais pas, et le visage en pleurs de Marcelle revenait constamment me hanter. Je me rappelai alors ce que Marthe, une des femmes du coron que je connaissais bien, m’avait raconté. Son petit-fils, qui n’était qu’un bébé, avait failli mourir d’une méningite. Pendant deux jours, il avait eu beaucoup de fièvre, et sa tête, son cou étaient devenus tout raides. Le médecin, appelé trop tard, avait annoncé que l’enfant était perdu. Le fils de Marthe n’avait pas voulu admettre un tel verdict. Il connaissait une femme qui, disait-il, dans un village voisin, soignait les gens avec un secret, et réussissait des guérisons spectaculaires. Il avait déclaré qu’il allait lui amener immédiatement son enfant. Le médecin avait haussé les épaules, avec l’air de dire : à quoi bon ? Ça ne servira à rien, mais, après tout, si ça peut vous faire plaisir…
Le père avait enveloppé son enfant dans une couverture, et était allé voir cette femme aussitôt. Et elle avait sauvé le bébé. Elle avait dit, en posant les mains sur lui :
— Oui, il y a une menace de méningite, mais, heureusement, il n’est pas encore trop tard. Rentrez chez vous, tuez un pigeon, ouvrez-le en deux et posez-le sur la tête de votre enfant. Faites vite, il est plus que temps !
Il était rentré en catastrophe ; surmontant sa répugnance, il avait suivi ces instructions, sous l’œil effaré et incrédule de sa famille. Le bébé guérit, et survécut, sans aucune séquelle. D’après Marthe, cette femme était extraordinaire, elle faisait de véritables miracles.
Je décidai d’en parler à Marcelle. Peut-être pour-rions-nous aller la consulter et lui demander ce qu’elle pouvait faire.
Le lendemain j’allai voir Marthe. Je ne voulais pas donner la véritable raison de ma démarche car, après tout, le secret de Marcelle ne m’appartenait pas. J’inventai que, depuis la mort de Charles, j’avais continuellement des maux de tête qui ne disparaissaient pas, et que j’avais l’intention d’aller voir cette femme, qui peut-être pourrait me soulager. Marthe m’assura que je faisais bien d’y aller. Et elle me donna l’adresse sans difficulté.
Dans la journée, je me rendis chez Marcelle et lui expliquai tout. Elle était seule, Jean était à son travail. Je revois encore l’expression indécise de son visage, à la fois tentée et réticente.
— Mais, interrogeait-elle, pourra-t-elle vraiment faire quelque chose ? Je serai encore plus déçue après, si ça ne marche pas !
— Ça ne coûte rien d’essayer. Parles-en à Jean ce soir, et dites-moi ce que vous aurez décidé.
Je rentrai chez moi, lui laissant un peu d’espoir. J’étais incapable de me l’expliquer clairement, mais je sentais qu’il fallait y aller, que c’était la bonne solution.
Quelques jours plus tard, Jean vint me chercher en voiture avec Marcelle, après son travail :
— Allons-y, me dit-il. Nous nous sommes décidés.
Avec les explications de Marthe, nous avons trouvé facilement. La maison était située tout au bout d’un sentier, à l’écart du village. De chaque côté de la porte, le long des murs, étaient installés des bancs, sur lesquels des gens attendaient. Comme eux, nous nous sommes assis et nous avons attendu. Marcelle, près de moi, avait un visage crispé. Nous avons écouté les gens : ils parlaient de cette femme, et chacun avait une guérison à raconter, qui concernait quelqu’un qu’ils connaissaient. Elle guérissait toutes sortes de maladies, elle soignait les hommes, les femmes, les enfants. Et ses remèdes étaient souvent naturels, basés sur l’utilisation des plantes.
— En plus, expliquait un homme qui revenait pour la quatrième fois, vous ne devez pas lui dire de quoi vous souffrez. C’est elle qui devine, et elle ne se trompe jamais.
Jean, Marcelle et moi, nous nous regardions, à la fois incrédules et émerveillés. Était-ce possible, un tel don ? Je voulais bien le croire. Je connaissais depuis longtemps les remèdes de bonne femme. Il y avait bien eu, dans mon enfance, la vieille Pélagie, qui guérissait les « feux Saint-Antoine » avec des prières dont elle avait le secret !
Et puis ce fut notre tour. Nous sommes entrés dans une pièce ordinaire, qui devait être sa cuisine. La femme pouvait avoir mon âge, peut-être un peu moins, sans rien de particulier. Simplement, sur son visage, il y avait un grand air de bonté. Elle nous a regardés, tous les trois, et a demandé à Marcelle :
— C’est vous qui voulez me voir, n’est-ce pas ?
— Oui, a dit Marcelle, impressionnée.
— Asseyez-vous, dit-elle en lui montrant une chaise placée juste au milieu de la pièce.
Marcelle s’assit sans quitter Jean des yeux, un peu inquiète.
— Allons, reprit la femme, n’ayez pas peur ! Je suis là pour vous soigner, rien d’autre ! Penchez la tête en avant, s’il vous plaît.
Elle se plaça derrière la chaise et posa sur la nuque de Marcelle ce qui me parut être une médaille. Puis elle ferma les yeux et sembla se concentrer. Le silence était complet, seulement troublé par le tic-tac d’un gros réveil, sur la cheminée.
— Ah, je vois ce que c’est ! Un bébé qui tarde à venir, n’est-ce pas ?
Sa question n’appelait même pas de réponse. C’était plutôt une constatation. Sidérés, nous la regardions. Elle sourit :
— Ne craignez rien, vous n’êtes pas stérile. Simplement il va falloir aider la nature, parfois capricieuse. Comment vous appelez-vous ? Notez votre nom et votre adresse sur ce petit papier.
Marcelle obéit. Pendant ce temps, la femme continua :
— Voilà ce que vous allez faire : vous allez boire, tous les matins à huit heures, un grand verre de lait. Et vous mettrez sous votre oreiller un grain de blé et un grain d’orge.
— C’est tout ? demanda Marcelle, et sa voix trahissait un doute, une surprise.
La femme sourit de nouveau :
— Oui, c’est tout, du moins en ce qui vous concerne. Le reste, c’est moi qui le ferai.
Jean, un peu timidement, a questionné :
— Que ferez-vous ?
Elle l’a regardé, et gravement, a dit :
— Je prierai. Je prierai, monsieur, pour que vous ayez votre enfant. Tous les soirs, je prie pour mes malades, pour leur guérison. Et, voyez-vous, Ils m’écoutent, et Ils acceptent de m’exaucer, ajouta-t-elle en nous montrant, au mur, des images représentant Jésus, la Vierge, et des saints que je ne reconnus pas.
Elle a donné une médaille à Marcelle :
— Tenez, mon petit. Gardez-la toujours sur vous. Et faites ce que je vous ai dit. Tout ira bien.
Toute rose, Marcelle a remercié. Avant de sortir, Jean demanda :
— Combien vous doit-on, madame ?
Elle a secoué la tête, avec son doux sourire :
— Rien, vous ne me devez rien. Je n’accepte pas d’argent. Parfois, des clients me paient avec des œufs, ou des produits de leur jardin, car je suis veuve. Mais vous, si vous voulez me faire plaisir, venez me présenter votre bébé, lorsqu’il sera né. Je le bénirai.
— C’est promis, dit Marcelle, nous viendrons.
Nous sommes sortis. Marcelle, excitée comme une petite fille, serrait dans sa main la médaille. Jean ne disait rien.
— Elle est formidable, dit Marcelle. Tu ne crois pas, Jean ? Elle a trouvé tout de suite et toute seule.
— Oui, dit Jean, avec un air sceptique. Nous verrons. Qu’en dis-tu, toi, maman ?
J’avais tendance à y croire, moi aussi. Ce que les gens avaient raconté, pendant que nous attendions, ils ne l’avaient pas inventé. Et il était vrai qu’elle avait découvert, sans indication, la raison de notre venue. Alors, pourquoi ne pas lui faire confiance ? Je me disais qu’il y avait là quelque chose que nous ne pouvions pas comprendre, quelque chose qui nous dépassait. Cette femme possédait urf don mystérieux, dont elle se servait pour faire le bien, pour venir en aide à son prochain. Elle n’en était que plus admirable.
— Attendons, ajoutai-je simplement, et espérons. L’avenir nous dira si nous avons eu raison d’y croire.
Avait-elle réellement des pouvoirs extraordinaires ? Ou tout était-il basé sur une sorte de suggestion inconsciente ? Je ne saurais le dire. Nous, nous étions des gens simples, et nous y croyions. Mais il ne manquait pas de sceptiques qui, lorsque Marcelle racontait ce qui s’était passé, souriaient ironiquement.
Quelques mois après, elle eut enfin la certitude d’attendre ce bébé tant désiré. Elle exultait, elle rayonnait. Moi aussi, j’étais heureuse. À vrai dire, je n’étais pas surprise. Au fond de moi, je m’y attendais.
Elle eut une grossesse agréable. Au début, elle eut bien quelques nausées, mais ce n’était en rien comparable à mes vomissements, lorsque j’attendais Jean, et ses malaises ne durèrent pas. Au fil des semaines, son ventre s’arrondit, et son visage avait une clarté, une lumière qui le rendaient rayonnant.
Catherine et Robert se réjouissaient avec elle. Ils avaient déjà plusieurs petits-enfants, pourtant, car Marcelle avait des frères plus âgés. Mais, pour eux, Marcelle était leur fille, leur petite dernière, et ils étaient heureux de son bonheur. Catherine venait chez moi avec des pelotes de laine et tricotait des brassières, des chaussons, des petits manteaux, la plupart du temps blancs et bleus.
— Ce sera un garçon, assurait-elle. À la façon dont elle le porte, je le vois. Et je me trompe rarement !
Je souriais et ne répondais pas. Moi, j’aurais bien : aimé une petite fille. Mais, quel qu’il fût, cet enfant serait le bienvenu.
Marcelle allait régulièrement aux consultations prénatales, et s’était inscrite à la maternité pour l’accouchement.
— Pourquoi aller en maternité ? avait dit sa mère. Moi, j’ai eu mes quatre enfants chez moi, et je ne m’en portais pas plus mal.
— C’est préférable, disait Marcelle. Dans le coron près de chez moi, une jeune femme est morte lors de l’accouchement, d’une hémorragie que la sage-femme était incapable d’arrêter. En maternité, je serai à l’abri de tels accidents.
L’accouchement était prévu pour le mois d’août. Les : dernières semaines, elle devint fébrile et impatiente. Elle prépara une valise, pour la maternité, avec des langes pour le bébé, des serviettes, tout ce qu’il fallait emmener.
En juillet, Robert prit sa retraite. Ils organisèrent une petite réunion de famille, pour fêter cet événement, et insistèrent pour que j’y participe. Je ne le voulais pas, je pensais trop à Charles qui, lui, n’avait pas eu le temps de connaître sa retraite. Mais Jean et Marcelle insistèrent :
— Viens, dit Jean, fais-le au moins pour nous. Je serai plus content si tu es avec nous. Ça ne changera rien, de toute façon, et Catherine et Robert n’y peuvent rien non plus.
Alors je cédai, mais je m’y sentis mal à l’aise, en dépit de mes efforts. Cela m’était douloureux de les voir tous les deux, heureux et satisfaits. Cela leur paraissait normal, de pouvoir enfin se reposer, de goûter une retraite tranquille, ensemble. Ils ne connaissaient pas leur chance. Je ressentais un petit pincement de tristesse, de regret, et, je crois bien, de jalousie aussi. Car la même question sans réponse, toujours, me revenait : pourquoi eux, et pas Charles et moi ?… Je comprenais que je n’accepterais jamais totalement.
Le mois d’août arriva, et nous ne vivions que dans l’attente de la naissance. Tous, nous entourions Marcelle d’attentions, d’amour, de tendresse. Elle nous était deux fois plus précieuse, et deux fois plus aimée. Elle, souriante, épanouie, attendait le moment où elle donnerait la vie. Parfois, elle souriait mystérieusement, puis s’émerveillait :
— Comme il bouge ! Ce sera un bébé remuant !
Elle prenait ma main et la posait suif son ventre. Je sentais un mouvement, le frémissement d’une vie cachée qui nous était déjà chère. Et une profonde joie m’envahissait.
Il naquit le 6 août 1957. C’était un mardi. La journée s’était passée normalement ; en fin d’après-midi, j’étais dans ma cuisine lorsque Pompon aboya, et aussitôt Jean entra, en coup de vent.
— Maman, maman ! cria-t-il, et dans sa voix résonnait une note de triomphe. Ça y est, il est né ! C’est un garçon !
L’émotion me coupa les jambes, et je dus m’asseoir, Jean se précipita sur moi, me serra dans ses bras, avec une exaltation joyeuse :
— Oh, maman ! Comme je suis heureux !
La tête enfouie dans son épaule, en même temps je souriais et je pleurais. Je le regardai :
— Raconte-moi, dis-je d’une voix tremblante. Tout s’est bien passé ? Et Marcelle ?
— Elle a été réveillée à l’aube par les premières douleurs. Je l’ai emmenée aussitôt à la maternité. Il est né cet après-midi, vers quatre heures ! – Il eut un rire tremblé de larmes, ajouta : – Quelle journée j’ai passée ! J’ai dû vieillir de plusieurs années en quelques heures !…
Il prit Pompon, qui sautait autour de lui, le lança en l’air, le rattrapa. Il était heureux comme un gosse.
— Oh, maman ! reprit-il, j’ai un fils, un fils ! C’est merveilleux, n’est-ce pas ? Vite, habille-toi, nous allons le voir. Pendant ce temps, je vais prévenir Catherine et Robert.
Il sortit, comme un tourbillon. Tremblante d’excitation, je préparai mon manteau, mis mes chaussures. Je mis de l’ordre dans ma cuisine, et je me sentais, moi aussi, impatiente et heureuse.
Jean revint alors que j’enfilais mon manteau. Dans mon énervement, je n’arrivais pas à le boutonner correctement. Mon fils se mit à rire :
— Tu n’es pas mieux que moi, maman ! Si tu m’avais vu, toute la journée, occupé à faire les cent pas dans la salle d’attente ! Heureusement que je ne fume pas, sais-tu, parce que j’en aurais consommé, des cigarettes !
Il me regarda, et ses yeux se firent graves :
— C’est la première fois que je suis complètement heureux depuis… depuis la mort de papa…
J’allai vers lui, le serrai dans mes bras, appuyai ma tête sur son épaule :
— Moi aussi, mon grand, dis-je tout bas, je suis heureuse. Je ne regrette qu’une chose : c’est qu’il ne soit pas là pour se réjouir avec nous.
Une question se fit jour dans mon esprit, que j’avais toujours repoussée au fond de ma conscience. Je me décidai à la poser :
— Dis-moi, Jean… Je voudrais te demander… As-tu dit à Marcelle la vérité concernant ton père ? Sait-elle que Charles ?…
Je vis, dans ses yeux, passer un refus farouche :
— Non, dit-il avec force, non, elle ne sait pas. Je ne lui dirai jamais. Ce secret ne regarde que nous. Je ne sais pas si elle comprendrait, elle est si entière ! Moi-même, j’ai eu tant de mal à comprendre ! Et puis elle ne pourrait pas s’empêcher d’en parler à sa mère : elle lui raconte tout. Non, maman, elle ne sait pas, et c’est bien mieux ainsi. Elle me croit, comme tout le monde, le fils de Charles. Et c’est ce que je suis. Je me suis toujours senti son fils, je n’ai jamais eu l’impression qu’il n’était pas mon père…
Les larmes aux yeux, je souris à mon enfant. D’une voix basse et rauque, je chuchotai :
— Merci… Merci pour ce que tu viens de me dire.
Nous nous sommes regardés, et nous nous sommes sentis profondément unis.
La porte s’ouvrit. Catherine et Robert entrèrent.
— Alors, demanda Robert, on y va ? J’ai hâte de connaître mon petit-fils !
Ils étaient émus et contents. Notre joie était commune.
Nous sommes sortis de la maison, tous les quatre impatients d’aller voir ce bébé que nous aimions déjà sans le connaître. J’ai pensé à Charles, mais cette fois-ci sans aucune amertume. Il me semblait qu’il nous voyait et que, là où il était, il souriait.
Dès que j’entrai dans la chambre, la première chose que je vis, ce fut Marcelle, dans son lit, le visage pâle mais le regard brillant d’une radieuse lumière. Et puis, en approchant, je le vis, lui, ce petit bout d’homme à peine éclos et qui, pourtant, tenait déjà une place immense dans nos cœurs. Il était couché dans un petit berceau, tout près de Marcelle, et dormait. Je le regardai intensément, détaillant avec passion son petit visage, ses oreilles parfaites, ses petits poings serrés sur l’oreiller. J’embrassai Marcelle sans un mot, trop émue pour parler. Elle me sourit, murmura :
— Il est beau, n’est-ce pas ?
Catherine et Robert, de chaque côté du berceau, ne se lassaient pas de le regarder, et il y avait dans leurs yeux une douceur, un émerveillement que je partageais.
Jean se pencha, prit délicatement son fils et le déposa dans mes bras. Je pris contre moi l’enfant de mon enfant. Comme une vague, une pure et profonde émotion m’envahit, et je pleurai. Et mes larmes étaient, cette fois-ci, un hymne à la vie.